Un bébé, est-ce que ça flottait ?
Les pas pressés d’Amélie claquaient sur la passerelle.
S’il tombait dans l’eau, elle sauterait immédiatement. Elle n’aurait besoin que d’une seconde pour enlever son manteau, poids gênant. Il faudrait bien faire attention à la trajectoire, pour sauter juste à côté de lui, surtout pas sur sa tête. Le courant n’était pas très fort. Elle le collerait contre son ventre et ferait la planche. Ensuite, elle crierait pour appeler à l’aide. Mais seulement ensuite. Chaque seconde comptait.
Elle chercha des yeux et localisa la bouée de sauvetage la plus proche.
De l’autre côté du pont, elle continua sa route le long des berges. Il ne fallait pas ralentir, Ilan était sur le point de s’endormir.
De toute façon, dans sa poussette, il ne risquait rien. Il n’avait que quatre mois, il n’allait pas aller bien loin.
Et les psychopathes jeteurs de poussettes dans l’eau ? Sur cette rive, il n’y avait pas de barrière. Instinctivement, elle s’éloigna d’encore quelques mètres du bord. Comme dans le métro. Elle longeait les murs.
Et une poussette, est-ce que ça flottait ? S’il tombait avec la poussette, coulerait-il à pic jusqu’au fond du fleuve, emporté par le poids ? Elle savait plonger, mais peut-être pas au-delà de trois ou quatre mètres. Quelle profondeur faisait la Seine ?
Ilan gémit, Amélie oublia la Seine, sa profondeur et ses psychopathes, et souleva doucement le foulard qu’elle avait posé sur le haut de la poussette pour empêcher le soleil d’éblouir son fils. Il avait les yeux fermés. Il dormait, donc. Pourtant, il venait de gémir. Amélie n’avait pas rêvé, il avait gémit. Dormait-il vraiment ? Ou…
Etait-il trop couvert ? Il suffisait de l’habiller avec une couche de plus que pour un adulte, lui avait expliqué la pédiatre. D’accord. Mais Amélie était frileuse, elle avait besoin de plus de couches de vêtements qu’un adulte lambda. Faisait-elle une référence fiable pour l’habillement de son fils ?
Elle s’arrêta et, sans cesser de balancer la poussette d’avant en arrière, scruta Ilan. Sa couleur semblait normale. Les voies respiratoires étaient dégagées. La petite poitrine se soulevait à intervalles réguliers.
Bon. Ça allait.
Quatre mois était, statistiquement, l’âge le plus risqué pour la mort subite du nourrisson.
Pour remonter vers la rue, il n’y avait que des escaliers. La rampe la plus proche était au moins à deux cent mètres. Elle aurait mieux fait de prendre le porte-bébé, elle n’aurait pas eu besoin de faire tous ces détours… Elle savait que porter son bébé contre soi était mieux pour son développement affectif et intellectuel. Elle le savait, elle l’avait lu dans des groupes Facebook sur la parentalité positive, sa cousine le lui avait dit, sa collègue le lui avait dit, et une poignée d’inconnues aux réunions de la Leche League le lui avaient, soit dit, soit fait comprendre.
À force de faire toutes ses siestes en poussette, Ilan risquait-il d’avoir le crâne aplati, comme sur les photos qu’elle avait vues sur internet ? Privait-elle son cerveau en plein développement de stimulations et d’interactions primordiales avec le monde qui l’entourait, en le promenant ainsi à hauteur de pots d’échappement ? Était-il traumatisé si loin de sa mère, à un mètre d’elle ? C’était pourtant bien pratique, la poussette, pour porter tous les sacs de couches, de lingettes, de trente-six mille trucs à ne pas oublier.
En faisait-elle trop ?
D’ailleurs, si elle tombait à l’eau avec Ilan dans le porte-bébé, faire la planche devrait suffire à lui maintenir la tête hors de l’eau. Beaucoup plus simple et moins risqué. Restaient son dos endolori, et ce gros sac à se trimballer… Mais quelle mère faisait passer son confort dorsal avant la prévention de la noyade et le développement de son enfant ?
Amélie arriva au niveau de la rampe, qui montait sur une vingtaine de mètres, jusqu’au boulevard. Elle souleva à nouveau le foulard. Ilan dormait, couleur et respiration normales. Rien à signaler. Sauf qu’il n’avait pas fait caca depuis trois jours, se remémora-t-elle soudainement. Voilà qui devenait inquiétant. S’il n’avait toujours pas fait en fin d’après-midi, elle appellerait la pédiatre. Elle-même n’était pas du genre à aller chez le médecin pour la moindre broutille, mais pour Ilan, c’était différent. Était-elle en train de devenir hypocondriaque par procuration ? Tout de même, un transit intestinal si ralenti, cela cachait peut-être quelque chose.
Mangeait-il à sa fin ? Avec l’allaitement, on n’était jamais trop sûr des quantités ingérées. Et maintenant qu’elle y pensait, il se réveillait plus que d’habitude, ces temps-ci. Peut-être les premières dents qui arrivaient ? Ça constipait, des poussées dentaires ? Il lui semblait bien avoir lu l’inverse, dans l’une des milliers de discussions qu’elle avait lues sur internet… Ses seins n’étaient plus aussi gros qu’après la naissance. Était-il possible que sa production de lait ait diminué ? Cela expliquerait les réveils plus fréquents et la baisse de fréquence des cacas. Mais s’il avait faim, il le ferait savoir, il pleurerait, non ? À moins qu’il ne soit en état de sous-nutrition avancé, et par conséquent trop faible pour pleurer !
Elle souleva le foulard. Il n’avait pourtant pas l’air anorexique, ce bébé… Et s’il mangeait trop, justement ? Il tétait souvent. Beaucoup. Trop ? À la demande, lui avait dit la fille de la PMI. Ok. À la demande. Bon. Les demandes d’un bébé de quatre mois, c’était pas mal d’interprétation, quand même. À la demande, à la louche, quand il pleurait et qu’elle ne savait pas quoi faire d’autre que de le mettre au sein…
Enceinte, elle avait pris soin de télécharger une application pour tracer l’allaitement et le reste. Sein gauche, sein droit, combien de temps, combien de couches, couleur du caca, durées des dodos. Ça sortait des statistiques sophistiquées à exploiter dans tous les sens. Amélie avait analysé des diagrammes et des diagrammes en couleurs de tétée-dodo-popo, à la recherche d’un rythme, d’une logique sous-jacente au chaos qu’était devenu son quotidien. Elle n’avait pas trouvé de rythme prévisible, et encore moins de logique, mais ça la rassurait.
La fille de la PMI lui avait suggéré de lâcher son smartphone et d’écouter un peu son instinct. D’après sa science de fille de PMI qui en avait vu d’autres, un bébé allaité ne pouvait pas être obèse et se régulait tout seul. Mouais.
Ils s’étaient amusés à compter ses bourrelets, pendant le bain, l’autre jour, avec Marc. Six au ventre, trois à chaque cuisse, et deux au menton. Qu’est-ce qu’ils avaient rigolé ! Mais Amélie n’avait pas pu s’empêcher de s’inquiéter :
– On ne devrait pas se moquer de son corps, comme ça, ce n’est pas respectueux.
– Mais regarde, il se marre avec nous, il est content. Il n’a que quatre mois, il ne comprend rien !
– Qu’est-ce que tu en sais, qu’il ne comprend rien ? Les bébés comprennent plein de choses.
– Oh, toi et tes théories… Tu lis trop de livres, et à force, ça finit en névroses.
Il avait dit ça sans mépris, sans moquerie, gentiment. Et pourtant. Elle avait un peu eu envie de pleurer. Triste d’avoir cassé le délire, triste de ne pas s’être sentie comprise par Marc, triste parce qu’elle était souvent triste à force d’être fatiguée.
Elle arriva sur le boulevard. Les voitures filaient sur les pavés. Elle attendit que le feu passe au rouge, les yeux dans le vague, les mains serrées sur les poignées de la poussette, à deux mètres de sécurité du bord du trottoir.
En repensant à cette histoire de bourrelets, Amélie sentait les larmes remonter. Marc avait raison. Elle en faisait trop, souvent.
Comment faisaient les autres mères ? Comment géraient-elles ces milliers de choses auxquelles penser et s’inquiéter ? C’était quoi, son problème, à elle ? Était-elle… névrosée ?
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Tout est découverte
Réévaluation constante des moindres détails du quotidien. De nouveaux dangers dans des choses auparavant aussi insignifiantes qu’un drap mal tiré. Les premiers jours, vérifier toutes les minutes s’il respire encore. Ne jamais s’éloigner. Paniquer face aux pleurs.
Névrose ? Non. Apprentissage.
Se demander s’il mange assez. S’il est assez éveillé pour son âge. Si on le stimule assez.
Trop ?
Se préparer à toutes les éventualités, même les plus improbables, même les plus morbides. Que faire s’il se coince la tête entre les barreaux ? Comment appeler à l’aide s’il se retrouve enfermé avec les clés à l’intérieur ? Etc, etc. Plusieurs fois par jour, analyser des situations hypothétiques loufoques. Puis les classer mentalement sans suite. Ou revenir à la charge, tant que l’angoisse associée n’est pas gérée. Jusqu’à ce que le danger soit assimilé ou écarté.
Névrose ? Incapacité de vivre dans le moment présent ? Non. Apprentissage.
Ce processus d’ajustement à la maternité est sain
Ces scénarios mentaux ont leur utilité. C’est ainsi qu’une jeune mère se prépare, évalue, afin de modifier tel ou tel « détail » de l’environnement, ou d’aborder telle ou telle situation avec plus de sérénité… Et enfin, elle peut lâcher prise, oui. Pas avant.
Se faire confiance ? D’accord. Oui, oui. Mais seulement après. La confiance, ce n’est pas un truc qu’il faudrait avoir d’emblée, elle s’acquiert avec l’expérience.
Tout est découverte et apprentissage, et chacun de ces ajustements du quotidien s’accompagne de choix à faire. Des choix inédits, d’apparence insignifiante peut-être, mais qui, cumulés, peuvent occuper l’intégralité du cerveau déjà fatigué d’une jeune maman.
Suggérer à une mère de moins s’en faire ? Non.
L’accompagner, oui. Ne pas la laisser seule. La comprendre. L’entourer, de présence si elle le souhaite, d’amour dans tous les cas. Mais jamais lui suggérer de moins s’en faire, ni lui dire qu’elle s’en fait trop. À quoi est-ce que ça pourrait lui servir, à part peut-être à la faire culpabiliser de ne pas parvenir à lâcher prise ?
Elle n’en fait pas trop, elle apprend. Elle déconstruit, et reconstruit, comme elle peut, avec ce qu’elle a.
Une question de charge mentale ?
Partager la charge mentale, à part égale dans le couple ?
Encore faudrait-il que l’autre prenne la mesure de cette charge. Et comment faire comprendre à l’autre ce que l’on ne comprend pas tout à fait soi-même ?
Ou peut-être suffirait-il, comme certains pourraient maladroitement le suggérer, d’arrêter de vouloir tout contrôler ? De faire confiance à tous les bons conseils prodigués par… partout. Les bons conseils sont partout.
Les jeunes mères d’aujourd’hui se renseignent, elles lisent, elles comparent… Elles surveillent les étiquettes, les compositions, elles peuvent passer des heures et des heures sur internet pour faire le meilleur choix, pour des choses d’apparence aussi banale que le choix de lingettes. Quel savon ? À l’eau ? Lavables ou jetables ? Coton ou bambou ? Quelle lessive pour préserver la peau délicate de bébé ? Les jeunes mères sont bombardées de conseils plus ou moins avisés, à travers leurs lectures, le marketing, les partenariats des influenceuses, les suggestions de leurs copines, leurs valeurs, la diversité des produits dans les rayons puériculture… Et bam ! Ce choix anodin de lingettes se transforme en impératif de qualité optimale, avec pas très loin la menace de l’irritation, de l’allergie, du cancer, de la destruction de la forêt amazonienne. Dans un monde qui nage dans les contradictions et où l’absurdité nous est souvent vendue comme vitale.
Tout est découverte et apprentissage, alors les jeunes mères découvrent et apprennent. À leur manière, à leur vitesse.
Comment l’endormir ?
Comment le nourrir ?
Comment interpréter ses pleurs ?
Comment l’habiller ?
Comment dormir, soi-même ?
Comment penser à autre chose qu’au bébé ?
Penser à autre chose qu’au bébé ? Impossible.
Et pourtant, on oublie…
Et pourtant… Incapables de mettre des mots dessus. Incapables de comprendre ce qui nous arrive. Incapables même de nous demander ce qui nous arrive. En mode survie. Ce n’est qu’après, des mois, voire des années après, que l’on peut regarder en arrière, et… Et en général, on a oublié. Aussi incroyable que cela puisse paraître, on oublie. Ne reste qu’un vague souvenir d’avoir navigué dans un brouillard plus ou moins épais, selon le vécu de chacune.
Le brouillard se dissipe lentement, sans que l’on ne s’en aperçoive. Très lentement. Un jour, à nouveau, l’horizon revient. Un horizon bien différent. Avec la conscience, diffuse, de probables tempêtes et de nouveaux brouillards à venir. Que l’on pourra aborder avec nos petits bouts de confiance, amassés l’air de rien au gré de l’expérience et du temps.
Le risque derrière l’oubli
Il y a là un petit danger, et je le garde en tête pour ne pas tomber dans le piège. En oubliant cette période de découverte et d’ajustement, une fois traversée, il peut être tentant de transformer notre confiance toute fraiche en bons conseils à destination des nouvelles mères. D’autant plus si on n’a pas su y mettre de mots à l’époque. Il est possible d’occulter, avec le temps, cette étape de découverte et d’ajustement dans notre vie, de nier son importance et la diversité des manières dont elle peut se vivre, et de la refuser inconsciemment à d’autres en les jugeant, ne serait-ce que mentalement.
Tout comme, en tant qu’adultes, il peut nous arriver d’oublier que nous avons nous aussi été des adolescents, et que certaines adolescences sont plus tourmentées que d’autres. Sans aucune condescendance. N’oublions pas la matrescence.
Superbe billet! Merci pour cette belle lecture, j’ai souri puis j’ai eu les larmes aux yeux tant ce que a écrit ici résonne en moi.
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